Le principe de la réparation intégrale (restitutio in integrum), suivant lequel la victime d’un préjudice doit être replacée dans la situation qui était sienne avant que lui soit causé un préjudice attribuable à une faute 1 , est fort bien ancré en notre droit. En pratique, toutefois, comment obtenir compensation pour une blessure qui n’est pas encore complètement consolidée au moment du jugement ? Dans un tel cas, la victime d’un préjudice doit-elle se résigner à limiter sa réclamation relativement à cette blessure ?
Le législateur québécois a envisagé cette éventualité et adopté un mécanisme permettant de pallier aux injustices pouvant en résulter. En effet, lorsqu’un tribunal accorde des dommages-intérêts en réparation d’un préjudice corporel, il peut, pour une période d’au plus trois (3) ans, réserver au créancier le droit de demander des dommages-intérêts additionnels lorsqu’il n’est pas possible de déterminer avec une précision suffisante l’évolution de sa condition physique au moment du jugement 2 .
Dans le cadre de ce billet, nous nous pencherons sur ce mécanisme afin de mettre en lumière ses paramètres, de même que son utilité pratique.
Le pouvoir discrétionnaire conféré au tribunal par l’article 1615 C.c.Q. : Remarques préliminaires
L’article 1615 C.c.Q. confère au tribunal un pouvoir d’ordre discrétionnaire dans les actions en réparation d’un préjudice corporel seulement, excluant les actions en réparation d’un préjudice moral ou matériel 3 .
Cette règle fait en quelque sorte figure d’exception au principe de la chose jugée, en ce qu’elle permet au tribunal d’accorder, au terme d’une période d’au plus trois (3) ans, des dommages-intérêts additionnels malgré le prononcé d’un jugement. Dans cette mesure, elle permet de remédier à une situation injuste pour la victime d’un préjudice corporel, soit l’impossibilité de réclamer des dommages-intérêts pour des dommages attribuables à une faute établie, quoique non évaluables avec précision au moment du jugement 4 .
Dans l’exercice de sa discrétion, le tribunal devra d’abord statuer sur les dommages-intérêts que le créancier est en mesure d’établir avec précision, puis remettre à plus tard, c’est-à-dire à au plus trois (3) ans, la preuve des dommages-intérêts qui ne peuvent être évalués avec précision au moment du jugement 5 .
Par ailleurs, si le tribunal décide de réserver au créancier le droit de réclamer des dommages-intérêts additionnels, il devra indiquer dans son jugement, d’une part, ce sur quoi pourra porter la réclamation et, d’autre part, le délai dans lequel elle devra être faite 6 .
Enfin, soulignons qu’une telle réserve ne peut être accordée d’office par le tribunal, le créancier devant en faire la demande 7 . Il importe donc pour le créancier et son avocat(e) de faire preuve de vigilance à cet égard.
Les conditions d’ouverture du droit à une demande réserve de dommages-intérêts additionnels
Aux termes de l’article 1615 C.c.Q., deux (2) conditions clé doivent être rencontrées pour donner ouverture au droit du créancier de demander une réserve à des dommages-intérêts additionnels, soit :
Premièrement, la notion de préjudice corporel « englobe les pertes pécuniaires et non pécuniaires qui sont la conséquence d'une atteinte à l'intégrité physique » 8. En effet, depuis l’arrêt Cinar Corporation c. Robinson 9 , il est désormais clair que la qualification du préjudice est d’abord et avant tout tributaire de l’atteinte initiale de la victime, qu’elle soit morale, corporelle ou matérielle, et qu’il peut en résulter des pertes pécuniaires (les pertes de revenus, par exemple) comme des pertes non pécuniaires (les troubles, souffrances et inconvénients, par exemple) 10 .
À cet égard, il faut éviter de confondre la condition physique de la victime elle-même avec les pertes attribuables à cette condition. En effet, ce n’est que « lorsque la condition physique est encore susceptible d’évoluer qu’une réserve de recours puisse être prononcée » 11 , et non pas lorsque les pertes attribuables à cette condition sont susceptibles d’évoluer ou de changer.
En ce qui a trait à la seconde condition, le créancier devra démontrer au tribunal que sa condition physique n’est guère consolidée au moment du jugement et qu’il existe un risque d’aggravation de sa condition 12 .
À ce stade, les tribunaux exigent la démonstration d’une « probabilité », par opposition à une « possibilité ». Cette preuve devra nécessairement s’effectuer par le biais d’un rapport d’expertise, puisqu’un juge ne peut statuer sur des questions qui excèdent l’étendue de ses connaissances 13 . En outre, il ne peut statuer sur la condition physique d’une personne par lui-même, n’étant généralement pas pourvu des connaissances nécessaires en matière médicale à cette fin. Par exemple, dans l’affaire Beugnot c. Commission scolaire de Montréal 14 , une jeune fille mineure a subi d’importantes brûlures par suite du renversement d’une bouilloire remplie d’eau bouillante. Bien qu’une demande de réserve pour dommages-intérêts additionnels avait été dûment formulée, le tribunal l’a rejetée, constatant que les experts ayant témoigné à l’audience relativement à la condition physique de cette jeune victime notaient l’existence d’une « possibilité » et non d’une « probabilité » que cette dernière subisse des aggravations futures suite à cet événement 15 .
Seule la victime directe d’un préjudice corporel peut bénéficier du pouvoir discrétionnaire conféré au tribunal par l’article 1615 C.c.Q.
Enfin, précisons que les tribunaux ont statué que le droit de s’adresser au tribunal afin de lui demander la réserve d’un droit à une demande de dommages-intérêts additionnels est exclusif à la victime du préjudice corporel, donc de la victime immédiate de ce préjudice 16 . Conséquemment, les proches de cette victime qui auraient également subi des dommages en lien avec la condition physique de la victime de ce préjudice ne peuvent s’adresser au tribunal afin de demander une telle réserve.
Conclusion
Vous ou l’un de vos proches avez été victime d’un préjudice corporel ? Vous souhaitez obtenir davantage d’informations quant aux droits et recours mis à la disposition de la victime d’un tel préjudice ? N’hésitez pas à faire appel à notre équipe, qui se fera un devoir de vous prodiguer des conseils adaptés à votre problématique et, le cas échéant, de représenter vos intérêts.
1 Dufour c. Tanios Hanna, 2018 QCCS 4434, par. 165.
2 Code civil du Québec, RLRQ c CCQ-1991, art. 1615.
3 Agence du revenu du Québec c. Groupe Enico inc., 2016 QCCA 76, par. 154.
4 St-Arnaud c. C.L., 2013 QCCA 981, par. 51.
5 St-Arnaud c. C.L., 2013 QCCA 981, par. 52.
6 Code de procédure civile, RLRQ c C-25.01, art. 329 al. 1.
7 Daniel GARDNER, Le préjudice corporel, 4 e édition, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2016, no 226, EYB2016EPC29 (La référence); Benoît MOORE, « Livre 5 – Des obligations », dans Code civil du Québec. Annotations – Commentaires (2018-2019), 3 e édition, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2018, p. 1395.
8 Lapointe c. Bolduc, 2018 QCCA 1617, par. 84.
9 [2013] 3 R.C.S. 1168.
10 Cinar Corporation c. Robinson, [2013] 3 R.C.S. 1168, par. 102.
11 Paquet c. Longpré, 2009 QCCA 1378, par. 58.
12 Grandchamp c. Ville de Saint-Gabriel-de-Brandon, 2019 QCCS 391, par. 85 (en appel); R.N. c. Camiré, 2014 QCCS 2606, par. 135-137; Benoît MOORE, « Livre 5 – Des obligations », dans Code civil du Québec. Annotations – Commentaires (2018-2019), 3 e édition, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2018, p. 1396.
13 Leduc c. Soccio, 2007 QCCA 209, par. 77.
14 2008 QCCS 4632.
15 Beugnot c. Commission scolaire de Montréal, 2008 QCCS 4632, par. 13-14.
16 St-Cyr c. Fisch, REJB 2003-41029 (C.S.), par. 88 (conf. sur ce point par EYB 2005-93221(C.A.)).